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Par Claire Touzard
8 juil. · 7 mn à lire
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Rayana, la vérité effacée

Un an avant Nahel, Rayana est morte d'une balle dans la tête tirée par la police, dans le 18ème arrondissement de Paris. Le conducteur du véhicule dont elle était passagère a refusé d'obtempérer. Elle avait 21 ans. Sa mémoire a été ternie par le racisme et le sexisme des médias. J'ai tenté de retrouver, la vérité de Rayana.

J’ai eu du mal à écrire cette première newsletter parce que j’ai choisi un sujet difficile : celui d’une jeune fille abattue par la police il y a un an, dans le 18ème arrondissement à Paris.

Elle avait 21 ans.

Elle s’appelait Rayana.

Comme le débat est sensible, j’ai hésité à le faire. Nous sommes dans une époque où le récit supplante rapidement les faits. Aussi il faut savoir le doser, en prendre soin, être certain.e, de ce que l’on veut avancer.

Comment parler du meurtre brutal d’une jeune fille qui ne devait pas mourir ?

Je me suis décidée toutefois à l’écrire, parce que si nous n’évoquons pas ces histoires, nous les auteur.ices, les militant.e.s, d’autres s’en emparent.

Or la mémoire de Rayana a été instrumentalisée et abîmée par nombre de médias. Son assassinat a été jusqu’à présent étouffé. Personne n’a retenu son prénom et n’a pu constater, l’injustice absolue de sa mort. Sa vérité paraît avoir été enfouie. N’est-il pas nécessaire de la lui restituer ?

Un matin d’été

Tout commence par l’insouciance de deux jeunes femmes vingtenaires.

Nous sommes le 5 juin 2022

La plupart des informations que j’ai glané, pour composer le déroulé des faits, viennent d’Arrêt sur Images et de France Info.

Ce soir-là Rayana et son amie Inès avaient envie de danser. Après avoir passé une partie de la soirée au téléphone avec une copine, elles se sont rendues à Pigalle pour rejoindre des ami.e.s à « La Foule » -  une boîte du quartier.  Rayana et Inès désiraient s’aventurer plus loin dans la fête, et se sont agrippées au petit matin. Elles sont restées s’amuser jusqu’à neuf heures. Le récit que fait Inès de cette nuit dans les journaux nous est à tou.te.s familier, c’est le déroulé naïf, vivant, des soirées de nos vingt ans. Les conversations qui s’éternisent avec les proches. La langueur de nuits qui ne finissent jamais, ce désir joyeux de célébrer l’été. Rayana travaillait souvent au restaurant de sa mère Noura, et faisait du baby sitting pour parvenir à ses ambitions. Selon le journal Le Parisien elle voulait être mannequin. Elle aimait s’amuser. C’était une « kiffeuse » se rappelle Inès dans les interviews. Il y a quelque chose de moderne et de solaire, qui s’échappe des rares portraits qui ont été diffusés d’elle.

Des connaissances de leurs ami.e.s ont proposé de les ramener. Cela les arrangeait bien puisqu’elles pouvaient ainsi économiser le prix du transport. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un détail qui m’est resté en mémoire. A leur âge, on économise même un ticket de métro ou RER, surtout quand on ne vient pas d’un milieu aisé. Elles ont grimpé dans cette voiture en pensant rentrer dans leurs frais.

Alors que l’équipée se dirigeait vers l’adresse de la mère de Rayana, dans le 20ème, pour l’y déposer, voilà que des policiè.re.s ont surgi derrière leur vitre, juché.e.s sur des VTT. Il y avait deux hommes de 23 ans et 32 ans, et une femme de 31 ans. Ielles somment rapidement le conducteur, Mohamed, 38 ans, de s’arrêter car ielles ont remarqué que sa ceinture n’était pas bouclée. Mohamed ralentit mais ne veut pas ouvrir la vitre. Il garde les mains sur le volant. Ensuite tout paraît basculer en une fraction de seconde. Les policièr.e.s brisent les vitres latérales avec une arme. Dans le même temps, Mohamed redémarre. Un vent de panique se fait sentir dans l’habitacle, les passagèr.e.s, inquièt.e.s, l’exhortent à obéir. Rayana est sur le siège avant. Inès et Ibrahima - un ami de Mohamed, sur la banquette arrière. Un policier qui se trouve à un mètre cinquante de Rayana perd son sang-froid : il tire à bout portant sur le véhicule.

Neuf balles retentissent.

Mohamed est blessé, il a reçu une balle dans le thorax. Rayana est touchée à la tempe gauche. Inès raconte qu’elle pensait que son amie était tombée dans les pommes sous le choc, elle a cherché à la redresser. Et puis, elle a vu le sang couler dans son cou. Elle n’a même pas eu le temps de la serrer dans les bras, dit-elle, car les policiers l’ont fait sortir de la Peugeot, les mains en l’air. Elle est restée des heures sur la chaussée dans cette position, menottée et en plein soleil, sans avoir accès à un médecin. On peut difficilement imaginer le choc psychologique subi par cette jeune femme. Tandis qu’elle est contrainte de scruter le corps ensanglanté de son amie, que l’on extrait du véhicule, on la traite comme une meurtrière. Rayana s’est éteinte le lendemain à l’hôpital.

Un dommage collatéral 

Pendant un an j’ai cherché à comprendre comment il était possible qu’une scène d’une telle barbarie, ait eu lieu au cœur de Paris, tout en passant presque inaperçue. Si elle a été largement couverte médiatiquement, elle n’a pas abouti à un débat public, pourtant nécessaire.

Je me suis demandé si cela était déjà arrivé auparavant. J’ai commencé à effectuer des recherches. J’ai découvert que Rayana n’était pas la seule passagère à avoir péri dans ce type de circonstances.

On sait désormais que l’article L 435-1 de la loi sur la sécurité publique instaurée par Bernard Cazeneuve en 2017 a eu pour conséquence de multiplier l’usage des armes à feu dans le cas du refus d’obtempérer. Treize citoyen.ne.s français.e.s sont mort.e.s en France, rien qu’en 2022. Ce que l’on sait peu en revanche, c’est que parmi les victimes au moins trois jeunes femmes ont succombé à des balles dites « perdues » tirées par des policiers. A Grenoble, Inès, dix-huit ans, a péri lors d’une course poursuite entre la police et le conducteur du véhicule dans lequel elle se trouvait. A Rennes une jeune femme de 22 ans a reçu une balle dans le cou. Ses parents ont porté plainte pour homicide volontaire contre la police, mais n’ont rien obtenu.

Leurs morts ont été très peu relatées dans les médias. Ce sont des passagères fantômes. On connaît à peine leurs noms, elles n’ont pas de visages. Leur vérité est ensevelie sous des phrases brouillons, des articles de faits divers sensationnels. On a l’impression terrible que ce sont des morts inévitables. On ne savait pas bien où ranger leurs histoires, alors on a les placé dans le tiroir « dommage collatéral. » 

Je n’ai pu m’empêcher de me poser de nombreuses questions.

Qu’est-ce qui fait de votre vie un dégât envisageable, pour nos institutions?

Dans le cas de Rayana, on voit bien les limites de l’argument consistant à dire que la police tire pour sauver les innocent.e.s. Si elle sauve de potentiel.le.s innocent.e.s dans la rue, elle condamne les innocent.e.s bien réel.le.s, qui sont dans une voiture.

Cela ne tient pas.

Comment peut-on affirmer vouloir sauver des vies et en arracher d’autres de façon arbitraire – existe-t-il une hiérarchie secrète, entre les citoyen.ne.s à sauver, et celleux à sacrifier  ? Pourquoi la vie de Rayana, comptait moins que celle de passant.e.s présupposé.e.s ?

Une autre interrogation est apparue  : mettons que ces agents aient réellement voulu préserver la sécurité des passant.e.s ce jour-là de juin, était-il bon de tirer en plein Paris, dans un quartier très fréquenté et familial, à 11h un samedi  ? J’étais sur place et j’ai constaté la noirceur, la terreur que cet acte extrême a provoqué chez les personnes à proximité. Il a été impossible d’expliquer à ma belle-fille, qui jouait au basket à quelques mètres du drame, que ce n’était pas des gangsters ou des terroristes, qui avaient criblé de balles le pare-brise d’une voiture et tué une jeune fille, au beau milieu de notre quartier.

Mais bel et bien des “gardiens de la paix” censés nous protéger.

Tout était insensé.

L’identité effacée

Face à l’injustice absolue de la mort de Rayana, il était évidemment nécessaire que la police et le gouvernement prennent des mesures exceptionnelles. Mais c’est là où a débuté pour moi, la véritable histoire, derrière la mort de cette jeune fille.

Personne n’a présenté d’excuses à sa famille.

Pas d’hommages. Pas de discours du Président. Pas d’émotions. Absolument rien. Noura, sa mère, qui l’élevait seule avec ses tantes et des amies, n’a même pas reçu une lettre de la part de notre gouvernement. 

Non seulement Noura n’a pas eu le droit à des condoléances, mais aucune forme de justice ne lui a été proposée. L’enquête confiée à l’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) sur les responsabilités des policiers a été quasiment au point mort pendant un an. Les policiers sont ressortis libres de leur garde à vue trois jours après les faits. Ils n’ont été soumis à aucun contrôle judiciaire, n’ont pas été mis en examen.  Noura et son avocat Florian Lastelle n’ont eu de cesse de demander à ce que les policiers soient auditionnés par un juge d’instruction mais rien ne s’est passé. « Si la balle qui a tué ma fille n’avait pas été tirée par un policier, l’enquête avancerait-elle plus vite ? » A interrogé Noura.

Mais le pire, n’était pas encore arrivé.

Quand l’inexplicable intervient, le récit frauduleux débarque en grande pompe, pour combler les lacunes. La mort de Rayana était tellement injustifiable, qu’il fallait bientôt qu’elle soit coupable.

Rayana est très vite devenue un sujet de discussions sur les plateaux de médias nationaux comme CNews ou BFMTV, alors que son corps gisait, encore inerte, à l’institut médico-légal.

Un syndicaliste d’Alliance émet l’idée qu’elle a peut-être poussé le conducteur à prendre la fuite. On s’intéresse à sa personnalité, comme si le moindre détail allait remettre en perspective son innocence. Tout d’un coup d’autres informations fuitent. Dans les rangs de TPMP, les journalistes commencent à distiller le doute sur son passée et se piquent d’évoquer ses « antécédents judiciaires ». Mélanie Vecchio sur BFMTV parle d’un vol à l’arraché qu’elle aurait commis à 15 ans. Les médias tordent progressivement la personnalité de la victime, pour mieux semer la confusion. Regardez, semble susurrer la fachosphère, distillée dans les rangs médiatiques de Bolloré, regardez bien ; Rayana était un réel danger.

Il a été prouvé par le Parisien que Rayana n’avait aucun casier judiciaire. Et quand bien même: cela n’avait rien à voir avec cette affaire, et avec la possibilité ou non, de la tuer. Pourtant la mémoire de cette jeune fille a été progressivement ternie.

Un récit simpliste et binaire a bientôt supplanté la vérité, alimenté par les syndicats de police qui se sont succédé pendant trois jours non-stop, sur ces plateaux TV. Il y avait désormais les « bons flics » qui se sont défendus valeureusement dans des conditions dangereuses et abominables face à une masse indistincte mais meurtrière : les occupants du véhicule, ces jeunes que personnes ne connaissaient, mais qui représentaient forcément un danger. Pour dédouaner la police de leurs méfaits, Rayana glisse progressivement du côté obscur des « délinquant.e.s. » Inès aussi d’ailleurs : l’apprentie esthéticienne, se voit accusée de proxénétisme.

Jeunes, d’origine maghrébine, fêtardes et libérées, il n’en fallait pas moins pour les crucifier.

Et ainsi Rayana est morte deux fois : un jour de juin sous les tirs de la police, puis salie et transfigurée dans les médias.

Racisme et sexisme institutionnels

L’autrice et militante Fatima Ouassak dans son ouvrage « La puissance des mères » (Éditions La Découverte) parle de “désenfantisation” des enfants de la République issus de l’immigration postcoloniale. On ne peut nier que Rayana a été sciemment déshumanisée pour couvrir les intérêts des policiers. Son identité lui a été arrachée après sa mort, comme si elle n’avait pas déjà assez souffert de son vivant.

Mais son identité ne lui aurait-elle pas été arrachée bien avant? Quand ce policier a tiré dans le tas, dans son corps comme dans un autre, ne voyant pas en elle une humanité, une trajectoire, une innocence, mais la menace que la société a imaginé d’elle. Un mensonge, une irréalité qui a fini par la tuer?

Rayana a glissé dans le fantasme collectif d’une jeunesse racisée suspecte par essence. Au racisme systémique s’est ajouté un sexisme rampant. Si on aime peu que les jeunes femmes sortent, s’amusent, qu’elles ne soient pas sages et rangées, on l’accepte d’autant moins venant d’une jeune femme racisée. Elle ne peut pas porter le voile, mais elle ne doit pas être trop délurée non plus.

Rayana n’a jamais eu le droit d’être la jeune femme libre et insouciante qu’elle désirait être. Son destin était scellé dès la naissance. Sa vie était réduite, traquée, abîmée par le poison fasciste que les médias de Bolloré et nos institutions injectent dans les veines de l’opinion publique. Un cercle de haine infini qui touchera d’autres jeunes femmes, d’autres Nahel, qui prépare le terrain pour faire grimper Marine Le Pen au pouvoir.

Il n’y avait pas de lumière au bout de la nuit, pour cette jeune fille. Puisque dans un pays qui ne regarde plus sa folie en face, elle n’a été qu’un gravillon sacrifié, dans le champ de ruine de notre démocratie. Si elle avait été un homme blanc accusé de viol, elle aurait obtenu la clémence de nos institutions. On l’aurait défendu d’arrache-pied sur les plateaux télé au nom de la “présomption d’innocence”.

Mais comme elle était réellement innocente, il était logique, dans une société qui fonctionne à l’envers, dans un monde où les cagnottes de soutien vont aux meurtriers et non aux mères privées de leurs enfants, que la peine de mort lui soit réservée.

Les féminicides se recensent par centaine en France chaque année, sans qu’il n’y ait quiconque pour s’en insurger. La mort de Rayana est devenue une mort de femme parmi d’autres, on ne l’a évoqué que pour s’en servir à des fins politiques.  La brutalité de ces crimes ciblés ne choque de toute façon plus personne. Les femmes agonisent sous les balles de carabines, tirées par leurs conjoints dans leur salon, pourquoi ne pas mourir de balles en pleine tête, au grand jour, tirées par nos institutions ?

Cela pourrait être de l’ordre du récit, une fable, ce que j’énonce ici. Et pourtant, le sexisme et le racisme d’État sont des faits étayés par des dizaines d’enquêtes, des chiffres, des analyses de l’ONU, des études parfois commanditées par le Ministère de l’intérieur lui-même.

Une vérité est indiscutable, et elle doit être inscrite quelque part, elle doit exister, elle doit ramper à travers la haine de nos médias, le mépris cynique de nos gouvernements, elle doit trouver une voie dans laquelle se faufiler pour éviter les routes nauséabondes et labyrinthiques, du grand mensonge d’État :

Rayana n’a rien fait mais a été assassinée par la police. La police a assassiné une jeune femme innocente.

Quand va-t-on enfin lui rendre justice ?

Alors que l’un des policiers viendrait seulement d’être mis en examen début juin, un an après la mort de Rayana, j’ai décidé de lui consacrer une série de textes qui va suivre l’évolution de son affaire jusqu’au procès. Dans une prochaine newsletter je propose un entretien avec son avocat Florian Lastelle. Il évoque de « multiples scandales » dans cette affaire et veut pointer le rôle affligeant des syndicats de police.