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Par Claire Touzard
18 mars · 3 mn à lire
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Plus tard

Il sera trop tard, pour les sauver.

Plus tard, il sera trop tard. 

Pour que les enfants qui sont morts, reviennent à la vie. Pour sauver ces identités déjà effacées, remplacées par des chiffres abstraits, des silhouettes cadavériques et exilées, réduites à néant, par la grande cruauté de l’Occident.

Plus tard. 

Il sera trop tard, pour reconstruire une humanité, sur ce terreau que nous avons brûlé. Il sera bien trop tard pour oser s’appeler encore démocratie. 

Pour prendre conscience que la propagande a ravagé les esprits, qu’elle s’est infiltrée par tous les pores de la société, tous les circuits, qu’elle a brouillé les évidences, et a tué la vérité, de celleux que l’on a massacré. 

Il sera trop tard. 

Pour renverser l’imbécilité des rhétoriques, de celleux qui nous ont manipulé.

Pour dénoncer leurs inepties, leurs grands mensonges vides, qui ont déshumanisé les victimes de la tragédie, en les classant par catégorie, en émettant des hiérarchies. 

Plus tard, il sera trop tard pour rendre leur dignité à celleux que l’on a sacrifié.

Ces visages, ces noms, ces histoires, que notre monde aphone a déjà oublié. 

Des hommes, des femmes, avec des vies et des métiers, des attentes et des espoirs, des soupirs et des amours, qui ont été broyés, recouverts par l’opacité, de nos silences gênés. 

Notre indifférence les a enterrés dans les décombres.

Notre indolence, les y ont enfoncé. 

Leurs corps mutilés dorment sous nos lits douillets, ils nous réveillent le matin. Ielles nous regardent, de leurs grands yeux, et nous ne savons pas où les mettre, où placer cette grande peine, ce chagrin coupable, d’être absolument impuissant.e.s face à l’horreur, à laquelle nous avons participé. 

 Ielles sont là, tout près, ielles n’ont jamais été aussi proches, que sur ces écrans. 

On peut presque les toucher. Sentir leur désarroi, leur faim, leur fatigue, leur abattement, leur tristesse profonde, leur deuil, leur errance, voir leurs chairs meurtries. On entend les bombes, avec eux, on palpe leur terreur profonde, que la prochaine, vienne faucher leur famille. 

Émerge une image dans l’horreur : ces petits de l’âge de nos enfants, qui agonisent sous les armes, que nos propres pays ont livré. 

Ces orphelins qui errent, à la recherche de nourriture, de vêtements. 

Et pourtant, nous reportons l’urgence de les sauver, comme une vulgaire date, sur un calendrier.  

La valeur de leur vie, se perd dans des débats publics nauséabonds, et de fausses priorités. 

Nous remettons leur survie, oui, à plus tard. Qu’il y a-t-il de si urgent ? 

Nous préférons pour le moment, qu’ielles meurent silencieusement, sans bruits, que leur douleur, ne fasse pas irruption dans notre vie. 

Nous ignorons – l’ignorance permet de cacher les fantômes la nuit, de ranger les cadavres sous le tapis, mais elle laisse une couche invisible, honteuse, sur notre peau, une pellicule de crasse, sur nos démocraties. 

Un voile noir. 

Plus tard, toutes ces vies décimées, formeront des tâches d’ombre, qui englueront nos belles idées, ielles donneront un goût amer, sale, à nos jolies libertés. 

 

Plus tard. 

Il sera trop tard pour réparer nos erreurs, car celles-ci, forment un trou béant, dans l’existence d’innocent.e.s, elles les spolient, les affament, les dégradent, les humilient. 

Aucun hommage, aucune excuse, ne pansera l’ignominie, de notre complicité. 

Nous leur rendrons hommage dans quelques années, à travers des stèles et des monuments, qui nous rappellerons à quel point nous avons été barbares. 

Et nous le resterons. 

A la prochaine guerre, au nom de notre sécurité, d’enjeux économiques ou de pouvoirs, nous oublierons encore les lois, les droits humains fondamentaux. Nous appellerons légitime défense le massacre et la mutilation d’innocent.e.s. Nous justifierons l’inqualifiable. Nous perdrons encore tout sens moral, nous serons à nouveau les bêtes, des monstres, que nous prétendons pourchasser.

Cela s’est passé avant, cela se reproduira encore. Nous n’apprenons jamais. Nous ne voulons pas apprendre. Nous voulons préserver nos intérêts. Seuls notre notoriété, notre confort, notre hégémonie comptent, peu importe le nombre de cadavres, sur lesquels nous avons dû marcher. 

Nous continuons à tuer. 

Car nous sommes des meurtrièr.e.s. 

 

Notre assurance est coûteuse, notre suffisance tue à petits feux, nous sommes si certain.e.s, que rien ne nous arrivera, que les désastres engloutissent seulement les autres, nous sommes si persuadé.e.s d’être épargné.e.s, nous sommes si méprisant.e.s, que nous ne voyons même pas, que le pire nous a déjà emporté.e.s. 

Le monde s’effrite à la porte de nos maisons, des rivières de sang s’écoulent dans les égouts de la République, les forêts brûlent mais nous sommes là, indolent.e.s, impassibles, il faudra que le dernier arbre se meure, que le dernier enfant, soit assassiné, le nôtre, pour que nous nous mettions enfin à hurler. 

C’est au seuil du précipice qui nous attend, que nous retrouverons notre humanité.

Pour nous-même, dans un dernier souffle.

Quand le reste du monde, se sera consumé. 

 

Il est déjà trop tard. 

Tandis que le néolibéralisme nous a enfermé.e.s pour de bon dans des cachots marketing, futiles, et que nous sommes tellement déconnecté.e.s du monde, que nous n’y vivons plus.  

Que nos missiles et nos bombes, éventrent des hommes, des femmes et des enfants, et des terres meurtries, tandis que nous préférons faire des selfies.  

Le monde s’effondre mais tout le monde craint de prendre des risques, pour le relever.

Ielles préfèrent rester le roi ou la reine, d’un royaume carnassier. 

Impuissant.e.s, nous ne pouvons que constater.

Notre effroyable cupidité. 

 

Et je ne sais plus bien à quoi cela sert d’écrire, car personne ne lit correctement, on ne voit plus les textes, on les comprend à moitié, on les déforme, les diffame, les manipule.

Jamais la vérité, n’avait été autant abîmée, éviscérée. Jamais les syntaxes n’avaient servi à déverser autant de haine, jamais la mort, n’avait autant rôdé autour des mots, des images. 

Même la littérature perd de son sens, de son humanité. 

Même les faits, les évidences, sont incapables aujourd’hui, de nous sauver. 

 

Trop tard, il sera trop tard, pour réaliser l’étendue de notre cynisme, mais croyez-moi, je vous le dis. 

Il est déjà, trop tard. 

Et rien ne sera pardonné. 

Mais il reste un espoir, un dernier : nous pouvons encore, d’une seule et même voix, nous insurger.